Lettre de Pierre Teilhard de Chardin à Édouard Le Roy – 8 septembre 1926
Cher Monsieur et Ami,
Pendant huit semaines durant lesquelles j'ai vécu sans sacrements (T. rentre d’une excursion géologique dans le Shensi et le Shansi avec Emile Licent s.j.), je n’ai pas cessé (même aux moments les plus pénibles) de communier avec une sorte de griserie calme, au Sacrement de la Vie animée par Dieu*. Naturellement, je reconnais que cette communion-là suppose l’autre comme son principe : mais elle en est une généralisation nécessaire, un rayonnement normal, dont je me ronge parfois de ne pouvoir pas crier davantage la richesse, et l’efficacité (pour équilibrer l’âme dans l’action). – Vous ai-je dit que je suis de plus en plus frappé par l'impuissance actuelle du christianisme à convertir ? J'ai l’impression que nous faisons la fameuse guerre de tranchées de 1915, ou l’on prétendait « grignoter », et où, en fait, on piétinait sur place. Il me semble qu’i1 se produit actuellement, entre grands courants religieux, une sorte de convergence (sur les notions fondamentales de divinité, vertu, idéal humain...) ; mais je ne vois pas encore l’annonce de la conversion, c'est-a-dire de ce mouvement spontané, profond, irrésistible, qui a caractérisé, historiquement, toutes les vraies conquêtes spirituel1es. J'en conclus que nous avons réellement besoin d'une « révélation » nouvelle ; et je me demande si cette parousie ne sera pas la découverte que le Christ est (au sens que nous donnons à cette expression) le Monde. – Puisque je constate, avec évidence, que là est mon Messie, comment ne pas supposer que telle est bien l’attente des autres hommes : nous sommes tous pareils, surtout en profondeur. – En attendant, Rome pousse, avec l’activité que vous savez, la création d’une Eglise chinoise. Les missionnaires sont unanimes à lever les bras au ciel, et à déclarer l’entreprise prématurée. Mais quel est, historiquement, le fruit que les hommes ont cueilli mûr ?...
À autre point de vue, je suis curieusement impressionné, en ce moment, par une sorte de sens de la petitesse de la Terre. Avez-vous réalisé combien c’est décevant (je ne parle pas ici de la question « amitié ») de ne pouvoir aller « toujours plus loin »? Un pas de plus, et de nouveau on se rapproche. – Et puis, cette pauvre terre, vraiment, on commence à l'avoir percée à jour : sa surface (heureusement qu’il nous reste encore le dessous !) me fait penser à cette brousse d'Indochine où on ne peut faire 50 km sans trouver une plantation de caoutchouc. Je trouve qu’on commence à sentir les barreaux de la cage. – Evidemment, dans cet emprisonnement sur une boule, l’humanité trouve le facteur d’une cohésion étroite, qui soudera ces éléments dans l’unité spirituelle. Mais en même temps, n’y a-t-il pas là le principe d’une immense force centrifuge (encore insensible, mais qui s'exaltera), le besoin de s’évader, et d’aller conquérir autre chose ailleurs ?...
Très vôtre.
P. Teilhard
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